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Editorial de la Présidente : Anosmie et agueusie…

Voici le témoignage, sensible et éclairant, d’une amie et collègue, enseignante en histoire médiévale à l’Université de Nantes. Au nom de tous les membres de l’IGNA, je tiens à la remercier.
Anne-Marie Cocula
« J’ai contracté le covid le jeudi 23 juin 2022 et j’ai perdu le goût et l’odorat une semaine après, le jeudi 30 juin, de manière à la fois brutale et graduelle. Le jeudi 30 juin, j’avais perdu toute la palette des goûts, à l’exception de l’amer, qui était exacerbé, c’est-à-dire que je ne pouvais plus rien absorber d’amer (café, pamplemousse..), au point de devoir le recracher comme un aliment empoisonné.  Le lendemain, en revanche, je ne distinguais plus aucune saveur, y compris l’amer, et je pouvais tout manger et boire, sans savoir si l’aliment était sucré, salé, amer ou acide. L’odorat était devenu muet lui-aussi. 
Dans les semaines et mois qui ont suivi, goût et odorat avaient complètement disparu et je vivais comme dans un monde en noir et blanc, comme quelqu’un qui aurait perdu la vision des couleurs et se rappellerait que tel pull est plus clair que tel autre, mais sans être capable de mettre le nom sur la couleur. Les yeux fermés, cornichon et pomme avaient la même consistance craquante et la même absence de goût, la confiture et la moutarde la même consistance molle et la même absence de goût, comme si j’avais mâché du plastique ou du carton. La vision permettait de suggérer au goût et à l’odorat ce qu’il fallait ressentir, mais sans un œil sur l’emballage du pot de yaourt, j’étais incapable de dire s’il était nature ou au chocolat ou au citron. Je pouvais longer un camion d’équarrissage stationné au bord de la route par plus de 40° de la même manière que je suivais un sentier en plein cœur de la forêt : l’absence d’odeur est une absence totale de perception des odeurs, quelle que soit la nature de l’odeur et l’intensité de l’odeur.    
Dans les semaines et les mois qui ont suivi, j’ai également eu des hallucinations olfactives : j’ai senti des odeurs fortes (fritures, fruits de mer…) que personne d’autre que moi ne sentait et j’avais beau chercher, je ne trouvais pas autour de moi l’origine de l’odeur, que j’étais pourtant si certaine de sentir.
A la fin de l’été, goût et odorat sont revenus par bribes de quelques secondes : en arrivant devant l’étal du poissonnier, je sentais l’odeur du poisson pendant une seconde ou deux, puis l’odeur disparaissait alors que je restais immobile, et sans que je sois capable de dire si je sentais véritablement l’odeur ou si mon cerveau, à la vue du poisson, suggérait l’odeur que je devais sentir. Cinq mois après, la situation n’a plus évolué : goût et odorat se résument à quelques sensations aussi brèves que fugaces et j’ai pris l’habitude de vivre dans un monde sans goût ni odeur, ou dans un monde dont les odeurs sont toutes les mêmes. La balade en forêt ou sur la plage ne diffèrent plus par l’odeur, l’huile d’olive ou de tournesol donnent la même texture à la salade.
La perte du goût s’est en revanche traduite par une plus grande sensibilité aux textures, comme si l’organisme compensait une perte en exacerbant un sens « compensateur » : toutes les préparations à base de semoule sont devenues immangeables, car je ne sens que la texture de l’aliment, celle de dizaines de petits grains semblables à du sable.   
Bref, une expérience parfois un peu déprimante, mais riche d’informations pour qui s’intéresse à l’histoire de l’odorat et du goût, et à l’histoire des sensibilités : goût, odorat et appétit sont étroitement liés. J’ai compris que, lorsqu’on ne sent plus l’odeur du repas qui se prépare, on n’éprouve plus l’envie de manger, on n’a pas faim : passer devant la porte ouverte d’une boulangerie ne donne pas faim si l’odorat n’est plus là. J’ai aussi compris, parce que je l’éprouve au quotidien depuis cinq mois, que l’être humain peut effectivement percevoir différemment les goûts et les odeurs : les historiens, médiévistes et modernistes en particulier, ont souvent écrit que les hommes et les femmes d’hier percevaient différemment les odeurs. En le vivant soi-même, on le perçoit pleinement. 
 

Christine Mazzoli-Guintard